“M’enfin il y a des choses plus graves”, ou le mythe de Gérard qui trouve que l’excision, c’est mal
Parfois, certaines questions liées au sexisme provoquent un sacré emballement médiatique. Elles ont le mérite de soulever un point qui divise, créer le débat. Mais pour certains, ces sujets paraissent pourtant complètement anodins et absurdes.
Le féminisme vire-t-il réellement vers une critique systématique et paranoïaque, comme en témoigne notre ami le troll fort bien nommé “Jules Verge” (oui, le troll est créatif) dans ses 12 commentaires insultant les “gauchiasses de journalopes” sur un article de L’Obs ? Ou bien peut-être que la déconstruction passe par un tas de petites remarques levant le voile sur ce qui parait justement bien trop banal et anecdotique ?

Si je conçois totalement que les restes de sexisme insidieux et qu’un combat « pour avoir le droit de montrer ses poils sur Facebook sans être insultée » paraissent moins spectaculaires qu’un combat frontal pour le droit de vote, ils n’en restent pas moins importants. Rappelons également que si le droit de vote fait consensus à l’heure actuelle, c’était là aussi jugé aberrant par la majorité à l’époque, y compris un paquet de femmes.
Se braquer chaque fois qu’une personne fait remarquer qu’un sujet est sexiste et catégoriser ça d’« énième délire inutile » est certes bien pratique, car on a pas à assumer l’idée douloureuse que, peut-être, on vit dans un monde pas toujours si tolérant. (A noter, il en va de même pour racisme, homophobie etc)
Seulement voilà, en rejetant la moindre critique, on n’avance pas vraiment. Peut-être que ce type de discours fait même partie du problème.
Je m’explique.
Gérard expose avec beaucoup de virulence que :
“Les féministes n’ont plus le sens des priorités et se trompent de combats, occupez-vous des VRAIS sujets importants, utiles ! On s’en fou des films machos / du tabou autour des règles / des catalogues de jouets stéréotypés / remplir-ici-avec-la-mention-adéquate. L’excision par exemple, ça, c’est très très grave. C’est contre ça qu’il faut lutter et personne n’en parle !”
Internet Warrior 101 - Que dire ?
Certes, l’excision est en effet terrible. Merci Gérard d’avoir enfoncé une porte ouverte et soulevé un problème qui n’est ici juste pas le sujet (et c’est pour ça que, là tout de suite, on n’en parle pas).
Et puis, bon, au delà du fait que ça va devenir sacrément glauque aux prochaines pauses déj’ si on doit attendre un sujet 8 sur l’échelle de Richter pour prendre la parole, il y a comme un hic dans ton raisonnement :
Spoiler alert : l’un n’empêche pas l’autre
Mentionner un jour sur Facebook le double standard qu’est l’injonction des femmes à s’épiler, par exemple, n’empêche pas d’aider par ailleurs des associations qui luttent contre l’excision. Comble de l’hypocrisie, en général le troll ne s’occupe d’ailleurs pas des “sujets plus graves et prioritaires” qu’il aime à mentionner. Sa réponse (souvent hypocrite) instrumentalise donc une souffrance pour en minorer une autre, qu’il n’a pas envie de voir. Il ouvre juste sa gueule, à défaut d’ouvrir sa conscience et accepter de discuter inégalités.

Hiérarchiser les oppressions pour ridiculiser une possibilité de débat est contreproductif et stérile. Tout débat peut éveiller, à son échelle.
De plus, généralement quand on dénonce des petits restes insidieux de sexisme par-ci par-là, c’est qu’on est suffisamment révolté par l’injustice pour s’engager sur des luttes plus violentes et “lourdes” à côté. Aussi.
Il y a comme une incohérence dans ton ciblage
C’est toute la logique qui est absurde. Si les grosses injustices (écart salarial, crise des migrants etc) dont la gravité fait consensus importent tant à Gérard, pourquoi ne s’attaque-t-il pas aux personnes qui créent ces oppressions ? Ce serait probablement plus utile que critiquer ceux qui essayent de dénoncer une (certes plus petite) injustice.
Ce qui te parait anecdotique participe à un tout
En France, il est aujourd’hui illégal de violer une femme ou de la payer moins qu’un homme pour le même travail. Pourtant, si 1 femme sur 7 est agressée sexuellement et que les diplômées de Sciences Po sont payées 28 % de moins que leurs condisciples masculins, c’est que la loi ne suffit pas. Alors tu es bien mignon à dire qu’il faut s’attaquer aux sujets frontaux, mais que faire de plus dans ce cas, sachant que c’est déjà illégal ?
Si cela ne coule pas de source pour tout le monde, il faut donc éveiller les consciences, déconstruire les idées reçues une à une, ouvrir le champ des possibles et ainsi faire en sorte que cela se règle naturellement et non par obligation. Le patriarcat se cache dans beaucoup de petits détails qui pourront paraitre anecdotiques, mais qui mis bout à bout participent à une oppression systémique qui rend possible les discriminations. Il ont une qualité normative.
En relevant et en faisant remarquer quelques stigmates sexistes qui passaient encore jusque là inaperçus, nous changeront petit à petit nos regards, nos opinions, nos options et nos choix.

Exemple : relever le sexisme de certains catalogues de jouets ultra stéréotypés peut sembler inutile, anodin. Pourtant ce catalogue participe à véhiculer un imaginaire collectif, et façonne inconsciemment les envies et représentations des enfants. Quand on montre de manière distincte une page avec des poupées, des bigoudis et des cuisinières roses VS des fusées bleus, ballons et des déguisements en docteur, quel est le message ? Le rôle d’une femme est d’être une mère qui cuisine et se fait belle (sans réelle ambition professionnelle et sans trop de fun), quand l’homme devra être un puissant ingénieur (ce qui est franchement une sacré pression, finalement), en schématisant.
NON, personne ne pense que toutes les discriminations de la terre proviennent du-dit catalogue et que cela traumatise les enfants, simplement que ça influe aussi un peu sur une vision patriarcale, et oppressive pour tout le monde. Chacun est libre de ses choix, on ne demande pas d’acheter des poupées à tous les petits garçons en leur hurlant qu’ils ont intérêt d’être autant papa que ce que sont mamans les mamans. Mais il faut avoir conscience que le choix du jouet rose plutôt que le bleu peut être le fruit subjectif d’une oppression sexiste, qui prépare et “formate” les enfants en partie pour l’avenir. En avoir conscience permet de revoir sa vision et proposer un environnement plus neutre, moins archaïque et cucul.
Il est temps de questionner ton propre jugement
Si il y a débat et conflit, c’est que ça n’est pas si anecdotique que cela. Certains sujets nous projettent nos propres contradictions, perturbent nos repères. Cela peut rendre mal à l’aise de se dire qu’on vit dans un monde encore sexiste, parce qu’on peut se sentir à moitié coupable ou juste attaqué en tant qu’homme, VS à moitié honteuse et dévalorisée en tant que femme. Personne n’a envie de se faire appeler “bourreau” ou “victime”. Ca tombe bien, ça n’est pas ce qu’on dit.
Quand une chose est caractérisée de sexiste alors qu’on ne voyait jusqu’ici pas le problème, cela peut blesser son orgueil et on peut être inconsciemment tenté de discréditer le discours, pour se rassurer. Il est parfois dur de prendre du recul et remettre en question l’ordre établi, mais ces débats ne sont pas là pour culpabiliser et montrer du doigt.
Il faut bien comprendre que le sexisme n’est pas un “état”, il n’y a pas les gentils tolérants d’un côté et les méchants sexistes de l’autre. Nous dirons et ferons tous et toutes des choses sexistes, à un moment ou autre. Simplement parce que nous avons grandit dans un système qui nous a aussi inculqué des valeurs parfois douteuses et clichés malgré nous !
Ne prenons pas ces débats personnellement, personne n’est traité de macho. Mais en rejetant en bloc certaines évidences, on n’avance plus. Et puis on fait des mômes qui pensent réellement qu’aimer le bleu est lié au chromosome Y.
Critiquer un élément pouvant sembler anodin est une manière de parler d’un système, d’une mécanique, de représentations. Et ainsi, d’éveiller les consciences. Exemple par exemple, nos gouttes d’eau formeront une mer (ou toute autre métaphore un peu fastoche avec des petits ruisseaux et des grandes rivières, des glands devenant des chênes etc).
