“James Bond devient une transgenre noire vegan”, ou le mythe des minorités surreprésentées
Les personnages LGBTQ, racisé·e·s et autres rôles principaux féminins n’ont jamais été aussi nombreux à l’écran. Mais alors, les “minorités” sont-elles surreprésentées ? L’industrie de l’image cède-t-elle au chantage des lobbies islamo-gaucho-bien-pensants ?
Avant d’argumenter chiffres à l’appui comme un sondeur Ifop, détendons-nous avec le dernier exemple de la pop culture qui nous a mis·e·s en émoi.
Prenons tante Géraldine. Elle nous explique qu’elle n’est pas raciste, mais qu’elle n’aime pas l’idée qu’Ariel (pas la lessive — non pour la lessive là ça va — la sirène) soit jouée par une actrice noire. En outre, elle a un argument choc :
“La petite Sirène noire, James Bond noir… Ça devient ridicule de voler des rôles pour les filer aux minorités. Et POCAHONTAS joué par une blanche, alors ?!”
- “007” est un matricule. Ariel est une sirène. Ce sont des personnages fictifs et non pas un récit historique. Ça n’a donc rien d’incohérent d’imaginer qu’un agent secret n’ayant jamais existé ou qu’une femme-poisson imaginaire soient noirs. Pour la queue de poisson… là je comprendrais si tu trouvais cela absurde (oserais-je dire “sans queue ni tête” ?).
- Dans Pocahontas, la couleur de peau des personnages joue un rôle central, puisque toute l’histoire a lieu autour de cette charmante thématique qu’est le colonialisme. Ça n’est donc en rien comparable à Bond, ton argumentaire par l’absurde est abusif, tante Géraldine.
- Tu ne le réalises pas à travers ton prisme, mais si une couleur “vole des rôles” à une autre, il se trouve que c’est souvent les blanc.he.s. Scarlett Johansson en ‘asiatique’ dans Ghost in the shell, Liam Neeson en ‘africain’ dans Batman, Christian Bale en ‘égyptien’ dans Exodus etc. Et on ne t’entend pas t’insurger à ce propos ?
- Le racisme est une oppression systémique et systématique, qui n’est pas subie par les blanc·he·s. Les racisé·e·s sont déjà sous-représenté·e·s. Les mêmes ressorts n’entrent donc pas en jeu lorsqu’on invisibilise encore davantage une catégorie minorée et marginalisée et lorsqu’on effectue un changement se rapprochant du ratio réel (aka la vie).

Maintenant que le contexte est posé, qu’en est-il réellement et pourquoi tant de personnes ont-elles l’impression qu’Hollywood s’est mis à balancer des minorités à tout bout de champ ?
Les minorités ne sont pas surreprésentées, au contraire
Si on constate que les films proposent davantage de rôles s’éloignant du prototypique Matt Damon, nous sommes encore bien loin d’être représentatifs de la réalité.
Un exemple ? Les LGBTQ représentent environ 10% de la population française. En 2017, ils étaient 0,7 % des personnages de films et 1,3% en 2018. (Sources : sondage IFOP 2019 — Etude du Think tank USC, sur un peu plus de 4400 personnages)
On l’oublie parfois — sacré·e·s nous — mais femmes, arabes ou homosexuel·le·s sont bien réel·le·s ! N’en déplaise à nos amis les trolls. Les faire exister dans un film n’est donc pas “artificiel et incohérent”, n’est pas “leur faire une faveur” ou “faire un coup marketing, dans le fond inauthentique”. Cela ne rend d’ailleurs pas le film plus mauvais qu’il ne l’aurait déjà été sans ce rôle. (Tu projettes ton propre imaginaire insidieusement ancré de racisme / homophobie latente Géraldine, attention 😉) C’est être plus inclusif et plus représentatif de la réalité. En somme, faire un film plus cohérent.
Si en 2019, quantitativement, la parité est presque atteinte pour les femmes blanches, les spectateurs ont toujours 2 fois plus de chances de voir un homme qu’une femme tenir des dialogues. #Potiche 💁♀️
Les femmes latinos-américaines ne représentent toujours que 4% des personnages. Les latinos sont pourtant plus de 17% aux Etats-Unis.
L’impression de surreprésentation et l’idée que cet homosexuel est un ajout “forcé”, qui tombe comme un cheveu sur la soupe, proviennent du fait que tu n’es pas habitué·e Ta perception est faussée par tout l’habitus, le capital social et culturel, déjà intégré, qui n’était pas du tout représentatif : “plus” te semble alors déjà “trop”.
Et comment t’en vouloir d’avoir ce biais ? Toute notre vie s’est construite en observant en majorité des personnages principaux essentiellement masculins, blancs, hétéros, valides et cisgenre ; des femmes souvent utilisées en faire-valoir, ou dont l’intérêt tourne principalement autour de leurs statuts de mère / fille / future conquête du héros ; des gros ou des lesbiennes quasi inexistant·e·s par exemple— à quelques exceptions près, potentiellement assez clichés (caricature de la lesbienne hyper masculine, du type obèse méchant et aigri, de la meilleure amie grosse touchante car maladroite et marrante, de la bisexuelle nymphomane fan de plan à 3) etc.
La vraie minorité est en fait ce que nous avons trop longtemps considéré comme la norme
Nous avons évidemment hérité du racisme, sexisme, et de l’homophobie des siècles derniers. S’ajoutent également âgisme, validisme et grossophobie, les actrices tendant à disparaitre après 40 ans (sauf Meryl Streep, qui du coup se retrouve à être LA grand-mère de service), au-delà de 60 kilos, ou en situation de handicap. Ces restes sont encore insidieusement ancrés en nous.
Mais au-delà de ça, aujourd’hui encore, les rôles “intéressants” sont principalement pensés par et pour des hommes blancs hétéros.
Notons que ce qui est valable au cinéma l’est plus largement dans l’industrie de l’image : 82 % des rôles d’experts sont tenus par des hommes dans les pubs, l’humour n’est lui aussi qu’à 22% pour les femmes (Source : CSA).
Les réalisateurs — issus de la culture dominante — projettent des héros valeureux leur ressemblant, auxquels ils puissent s’identifier. Par réflexe, connaissance et peut-être un peu par ethnocentrisme.
Et nous sommes si habitué·e·s à cette présence prédominante, que la proportion ne nous parait pas démesurée.
C’est le syndrome de la schtroumpfette : à partir du moment où un seul personnage féminin est représenté, l’illusion que les hommes ne sont pas sur-représentés est maintenue. C’est valable pour les schtroumpfs mais aussi pour la trilogie originale de Star Wars, Shrek, les premières saisons de Big Bang Theory, les Gardiens de la Galaxie, les premiers Avengers, Oceans Eleven, Tintin… Par ailleurs, les personnages féminins uniques sont souvent stéréotypés : la Castafiore est insupportable, le rôle de Penny reste longtemps celui du “crush du héros”, la Veuve Noire est très sexualisée etc.
Mais c’est en réalité bien les hommes cis blancs hétéros valides qui sont surreprésentés et brandis comme un argument marketing, visant à satisfaire une minorité. La leur.
Il est bon de rappeler qu’on peut éliminer, à la louche :
50% des Hommes, qui sont des femmes (pardon, je n’ai pas pu m’en empêcher). Laissons donc déjà tomber l’idée de majorité.
36% de la population des Etats-Unis, qui n’est pas blanche
17% de la population mondiale souffrant de déficience visuelle
10% qui sont LGBTQ+ environ (Ifop 2019 : 82,7% hétéros)
6% de la population mondiale souffrant de déficience auditive
…

Les hommes et/ou les blanc·he·s ayant toujours été érigé·e·s en neutre et en référence, ces codes si habituels paraissent à la fois “normaux” et normatifs. Nous avons alors potentiellement du mal à remettre en question ce schéma établi, pourtant éloigné de la réalité de notre quotidien.
Rien de surprenant alors à ce que certain·e·s soient surpris·es lorsque leurs codes se voient bouleversés face à un film centré sur une super-héroïne noire.
Mais vous l’avez compris, ça n’est pas qu’une question de nombre et de représentativité. Notre société étant basée sur des rapports de domination, c’est une question de valeur de référence. Simone de Beauvoir disait “La femme est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre”. Nous savons aujourd’hui qu’en érigeant le masculin en neutre, nous avons créé un système au sein duquel peuvent subsister de nombreuses inégalités que nous avons parfois du mal à voir, donc à remettre en question. Inconsciemment, la femme passe au second plan.
Il en va de même pour les racisé·e·s, les handicapés, les queers etc, d’où le besoin d’intersectionnalité, pour traiter cet ensemble discriminations, qui se superposent les unes aux autres.
Des preuves ? À cause du design choisis pour les véhicules, les femmes sont 17% plus susceptibles de mourir lors d’un accident de voiture (et 47% plus susceptibles d’être sérieusement blessées) : les tests règlementaires sont pensés pour la morphologie des hommes.
Non, ça n’est pas anecdotique : l’industrie de l’image façonne notre vision du monde
Si rendre l’agent 007 noir peut te sembler inutile ou anodin, c’est pourtant une manière de changer un système de représentations allant véhiculer notre imaginaire collectif. Et façonner inconsciemment notre vision.
Si sexisme, racisme et homophobie sont interdits par la loi et perdurent pourtant, notre recours pour les endiguer est d’éveiller les consciences, déconstruire les idées reçues une à une, ouvrir le champ des possibles et ainsi faire en sorte que cela se règle naturellement et non par obligation. Par l’exemple, par la représentation.
L’industrie de l’image a ainsi un rôle à jouer, en étant plus inclusive : participer à la déconstruction de toutes les formes de discriminations. Mais également permettre aux “minorités” (peut-on parler de minorité, pour les femmes…?) de voir exister des personnages qui leur ressemblent. C’est un processus essentiel à la construction identitaire et nécessaire au développement de la confiance en soi.
En schématisant les mécanismes inconscients : si on t’a toujours montré que ta principale source d’épanouissement serait de devenir mère, plutôt que de diriger une start-up, pourquoi aurais-tu envie de le faire ? Et comment serais-tu vue comme étant légitime à le faire ?
Gardons en tête qu’une personne noire a “38% de ‘chance’ en moins d’obtenir un logement” à dossier de location égal. Une femme qui sort de Sciences Po est payée 28 % de moins que ses condisciples masculins. Les couples homosexuels se font régulièrement agresser dans la rue, simplement pour s’être tenu la main comme le fait n’importe quel couple.
Idée saugrenue 🤔 : peut-être est-ce en partie parce que l’humain a tendance à juger illégitime ou anormal ce qu’on lui présente comme tel ?
Notre vision des gens — et donc les représentations qui leurs sont associées — doivent évoluer.
(Et puis, qui sait ? Les femmes auront alors peut-être un budget suffisant pour s’acheter elles aussi des fringues et éviter les combats en sous-vêtements !)
